Le troupeau de vaches s'en va au pré

Face aux impératifs environnementaux et économiques, de plus en plus d’agriculteurs s’orientent vers l’agriculture biologique. Au 1er janvier 2021, les quatre départements de la Bretagne administrative comptaient 3 619 fermes bio, soit 13,6 % du nombre total d’exploitations agricoles. La Loire-Atlantique comptabilisait de son côté 1 081 fermes bio, soit 18 % des exploitations du département. Ce mode de production vient clairement concurrencer le modèle agricole breton dominant, celui d’une agriculture intensive développée après la guerre. Les agriculteurs qui se convertissent au bio prennent le pari d’un mode de production plus respectueux de l’environnement. Pour autant, la transition demeure un processus exigeant qui implique l’apprentissage de nouvelles méthodes de travail et l’adaptation à un marché alimentaire concurrentiel.

Du “modèle agricole breton” à la bio

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le monde agricole breton est confronté à des mutations majeures. Le métier de paysan et les campagnes se transforment au nom d’un élan de modernisation. C’est l’avènement du “modèle agricole breton” (C. Canevet(1)), basé sur le productivisme, l’industrialisation et la concentration des terres agricoles.

En 1945, la Bretagne est considérée comme un territoire sous-développé sur le plan agricole. Elle comprend majoritairement de petites exploitations familiales avec de faibles rendements. Les chevaux n’ont pas encore laissé leur place aux tracteurs. En une trentaine d’années, la région va devenir le modèle de l’agriculture industrielle.

Cet élan de modernisation est porté à partir des années 1950 par le mouvement de la Jeunesse agricole catholique (jac), très présent dans les campagnes bretonnes. Ils prônent l’autonomie de la paysannerie face à l’encadrement familial traditionnel. “Via la Jac, les jeunes du monde paysan revendiquent auprès de l’État des formes de modernisation”, explique Léandre Mandard, doctorant au Centre d’histoire de Sciences Po, spécialisé dans l’histoire rurale de Bretagne.

À l’échelle nationale, ces aspirations modernisatrices du monde paysan rencontrent le projet de Charles de Gaulle de faire de la France une puissance économique, industrielle et internationale. “Le Président et son ministre de l’Agriculture d’alors, Edgard Pisani, font le constat que l’archaïsme du monde agricole freine l’expansion industrielle. Il leur fallait donc que le nombre d’agriculteurs baisse drastiquement de façon à ne garder que des exploitations moyennes aptes à s’industrialiser”, analyse Léandre Mandard. Pour cela, ils mettent en place des lois d’orientation agricole, dites “lois Pisani”, en 1960 et 1962.

Le remembrement tient une place majeure dans les moyens mis en place. Cette grande réforme d’aménagement foncier a imposé à l’échelle communale un échange généralisé des parcelles entre les agriculteurs, pour les regrouper autour des exploitations et les agrandir considérablement. “Avant, 30 hectares, c’était 30 champs partagés entre les voisins. Il y avait un avantage à les regrouper en une parcelle”, explique Jacques Hany, éleveur laitier bio d’Ille-et-Vilaine, dont les parents ont connu le remembrement en 1967. Débuté sous le régime de Vichy, le processus s’accélère à partir des années 1960. Dans le même mouvement, on abat un nombre considérable de haies, les fossés sont comblés, les filets d’eaux reprofilés. “Seulement 150 mètres de haies ont pu être gardés sur les trois à quatre kilomètres que comptait la ferme de mes parents”, témoigne l’agriculteur. (…)


Un élan vers la conversion

Amorcée par quelques pionniers dans les années 1970, l’agriculture bio s’est donc peu à peu développée en Bretagne. Entre l’adaptation des méthodes de travail, des rendements et des circuits de distribution, passer en bio peut s’apparenter à l’apprentissage d’un nouveau métier.

Patrick, Dominique et Philippe, les frères Guillerme, étaient parmi les premiers à faire le pas vers le bio à Theix-Noyalo, dans le Morbihan. “J’ai été sensibilisé à la bio par la restauration et j’ai voulu rétablir le lien entre la qualité alimentaire et la qualité de la production dans la ferme de mes parents, explique l’aîné de 61 ans, Patrick. Nous nous sommes d’abord formés dans un cadre syndical à la Confédération paysanne. Nous étions plusieurs à prendre conscience des limites d’un modèle dominant intensif et nous étions à la recherche d’alternatives.” À l’entrée de l’exploitation, deux panneaux s’affichent distinctement : Biolait et Bretagne Viande Bio (bvb). Des groupements de producteurs bio qu’ils ont participé à créer et dont ils ont été en responsabilité de nombreuses années. “Nous voulions prendre notre autonomie face aux coopératives. Nous voulions nous émanciper du schéma économique et technique qui nous était imposé en nous organisant nous-mêmes pour collecter et vendre nos productions.”

Les trois frères ont rencontré bien des obstacles à leurs débuts. L’agriculture biologique était encore marginale dans le milieu et même “méprisée” selon leurs dires. Progressivement, les nouvelles attentes sociétales en matière d’environnement ont remis en question ce modèle intensif breton. “Rentrer dans la bio nous a permis de nous réapproprier des compétences au-delà de la production : de la comptabilité au contrôle des performances de nos vaches”, souligne Dominique, le cadet, en rassemblant son troupeau pour la traite en fin de journée. Avec leur conversion, ils ont pu construire leur propre cadence et ainsi préserver leur vie familiale. Le calme de leurs vaches normandes est à l’image du tempérament des éleveurs. (…)


Tout vert, le tout bio ?

Le marché de consommation du bio a quasiment quadruplé en dix ans, selon le rapport de l’Agence bio. Il est aujourd’hui investi par des acteurs historiques du modèle breton, au risque de dévoyer les principes écologiques vers lesquels se sont tournés les agriculteurs. Ces derniers doivent faire face à une crise globale de la viabilité des systèmes agricoles et de la perception de ce métier. L’enjeu est d’assurer le renouvellement de toute une génération de producteurs.

Conscients de son dynamisme économique, les acteurs issus des industries agroalimentaires ont investi la filière biologique. “On a cherché à allier les besoins des consommateurs et les désirs de nos producteurs d’aller vers une alimentation plus durable”, explique Fabien Choiseau, directeur des approvisionnements lait chez Lactalis. La multinationale est aujourd’hui le premier transformateur de produits laitiers bio en France. Elle comprend 165 producteurs bio en Bretagne et 18 en conversion, soit 8 % des exploitants travaillant avec elle dans la région. “Par rapport aux marques que nous produisons, on considère que ça a plus de sens d’être en contact direct avec les producteurs que de passer par une coopérative. Ça nous permet de maîtriser les volumes et les coûts”, précise le responsable. À l’image de ce qui se passe en conventionnel, les industries agroalimentaires veulent garder la place prépondérante qu’elles occupent dans la structuration du monde agricole breton. Elles font du bio une filière intégrée à leur système. Répondant au cahier des charges bio, elles peuvent appliquer la même pensée qu’en conventionnel : produire plus en assurant le maximum de rentabilité.

L’objectif soutenu par les pionniers de la bio était de sortir de l’hyper concentration des acteurs et des surproductions. Aux yeux de Stéphane Rozé, représentant d’Agrobio 35, ce bio industriel constitue une dérive de leur filière : “Il faut conserver les principes de la bio qui prônent l’autonomie et la désintensification, la qualité plus que la quantité. C’est la seule manière de vraiment repenser nos modes de consommation et de préserver nos sols.” Hugues Loury, jeune trentenaire qui a rejoint l’exploitation de son père, voit les choses différemment. À ses yeux, l’impératif d’un effort commun prévaut : “Est-ce qu’on reste entre nous ou est-ce qu’on essaie d’amener tout le monde dans notre sens, y compris les responsables ? Je pense qu’il faut apprendre à travailler les uns avec les autres. De toute manière, les industries agroalimentaires vont produire, elles sont actrices du changement.” Il compte sur l’influence des coopératives pour inciter les consommateurs à se tourner vers le bio.

La chercheuse Alix Levain n’a toutefois pas d’illusion sur les préoccupations environnementales de ces industries à l’échelle de la Bretagne. “Aujourd’hui encore, les grands groupes industriels sont très peu mobilisés dans la mise en œuvre et la conception de politiques publiques pour agir face aux algues vertes, relève-t-elle. Elles ont des plans d’optimisation sur le plan écologique, des stratégies de niche avec certains labels de qualité environnementale, mais sans que cela vienne bouleverser l’économie générale de leur organisation.” (…)

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