L’église Saint-Thomas à Landerneau n’est pas dédiée à l’apôtre de Galilée mais au saint archevêque de Cantorbéry. L’église fut d’ailleurs construite peu après le martyre de Thomas Becket en 1170 par Hervé ier de Léon. Cette dédicace s’apparentait aussi à une revanche politique, puisque le père du seigneur de Landerneau avait été vaincu en 1167 par Henri ii d’Angleterre, celui-là même qui fit exécuter Thomas Becket. Hervé 1er de Léon affirmait ainsi sa volonté de s’affranchir de la domination anglaise.
L’église romane fut remplacée à la fin du xvie siècle par un édifice de style gothique. La nef est décorée de sablières de style Renaissance parmi lesquelles une scène “grotesque”. On y voit un homme tirant les cheveux d’une femme assise par terre devant lui, les jambes écartées tenant elle-même une quenouille dans la main droite et la queue d’un cochon dans la main gauche, le dit-cochon ayant la clef d’un tonneau dans la gueule ! Une historienne de l’art a écrit qu’il s’agissait là d’une référence à un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, La Huque bleue, sous-titré “Le monde renversé”. Certes, cette superbe peinture flamande, exposée à la Gemäldegalerie de Berlin, est contemporaine de la seconde phase de construction de l’église Saint-Thomas, puisque datée de 1559. Le peintre y a illustré douze proverbes populaires flamands, dont un cochon mettant en perce un tonneau… mais nulle trace d’un enchaînement de sujets et d’objets (homme, femme, cochon, tonneau) similaire à la sculpture qui figure dans l’église bretonne. Il a aussi été écrit qu’il s’agissait d’une scène représentant le péché d’ivresse ! Oublions tout ce verbiage… Regardons cette scène, non avec nos yeux de contemporains mais en tentant de remonter le temps pour la remettre in situ.
Premier indice, l’homme tire les tresses d’une femme, qui n’est donc pas coiffée ! Or depuis le Moyen Âge, les femmes représentées non coiffées d’un chapeau, d’un bonnet, d’un voile, d’une dentelle ou d’une auréole étaient identifiées à des prostituées. C’était ainsi qu’on reconnaissait les putains, les ribaudes, les vierges folles et autres femmes de mauvaise vie, toutes représentées “têtes nues” dans les vitraux, les enluminures ou les tableaux. Jusqu’au début du xxe siècle, aucune Bretonne ne se serait avisée de se montrer “en cheveux” en public ! La femme représentée sur la sablière de Landerneau symboliserait donc une prostituée.
Autre indice, la quenouille ! Il existe un double sens à cette allégorie. La quenouille illustre la virginité féminine lorsque celle-ci se place sous la protection de la sainte Vierge. C’est le cas dans l’église de Quintin où les jeunes tisserandes offraient leurs quenouilles à Notre-Dame avant le mariage. Dans le sanctuaire de Notre-Dame de Délivrance, la bonne dame remplissait la triple fonction de filer (la vie), de tisser (les liens) et de délier (l’accouchement).
Le langage des imagiers est comme le fil de la bobine qui se dévide et tisse une trame. C’est ce fil de la vie que l’écrivain Charles Perrault a transcrit dans le conte de la belle au bois dormant en 1697 : “Il arriva que la jeune princesse, courant un jour dans le château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu’au haut d’un donjon, dans un petit galetas où une bonne vieille était à filer sa quenouille. Cette bonne femme n’avait point ouï parler des défenses que le roi avait faites de filer au fuseau. “ Que faites-vous là, ma bonne femme ? dit la princesse — Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille, qui ne la connaissait pas. — Ah ! que cela est joli ! reprit la princesse : comment faites-vous ? donnez-moi que je voie si j’en ferais autant.” Elle n’eut pas plutôt pris le fuseau, que, comme elle était trop vive, un peu étourdie, et que d’ailleurs l’arrêt des fées l’ordonnait ainsi, elle s’en perça la main et tomba évanouie.” La Belle au bois dormant s’ensommeilla et préserva ainsi sa virginité jusqu’au baiser du prince charmant.
À Landerneau, la dame n’attend manifestement pas le réveil du cochon, lequel est déjà dégourdi. Elle lui tire la queue comme pour demander sa part de festivité. C’est une autre allégorie de la truie qui file indiquant le monde à l’envers. Elle arbore la quenouille dans la main droite, à destre, qui a donné le français dextérité. Elle tire la queue du cochon dans la main gauche c’est-à-dire à senestre, qui a donné le français sinistre. La quenouille et la queue du cochon renvoient à une connotation phallique et à un double sens car il faut ne pas se voiler la face mais bien voir malice dans la sculpture de l’église Saint-Thomas.
Dans le légendaire, la quenouille (le petit bâton entouré de laine destiné à être filée) et le fuseau (l’instrument de bois qu’on fait tourner pour filer) sont des attributs communs aux fées, aux filles du Diable et à la Vierge Marie. Ce sont les symboles de la vie et de la mort, de la pureté et de la luxure. Cette dimension sexuelle s’affirme dans le folklore. “Casser sa quenouille”, équivalait pour une jeune fille à perdre sa virginité, et “tomber en quenouille” signifiait perdre toute valeur !
Quant au cochon, que ce soit en Basse ou en Haute-Bretagne, il incarne l’animal qui passe son temps à faire des “cochonneries”. La bonde du tonneau qu’il tient dans la gueule porte le nom de clef ou de cheville. Dans son petit dictionnaire érotique du breton, Martial Ménard indique que la “grande clef”, an alc’hwez bras, et “cheville”, ibil, sont les surnoms du phallus. En tenant compte de ce langage imagé, la scène, représentée dans la travée nord de l’église Saint-Thomas à Landerneau, devient explicite. Car le tonneau mis en perce serait évidemment une allégorie de l’acte sexuel. Le cochon tire la cheville de bois pour s’amuser… Dans Proverbes et dictons de la Basse-Bretagne (1878), Léopold-François Sauvé cite l’expression “Fest an ibil sonn”, “le festin de la cheville dressée”, pour signifier une partie de jambes en l’air !
Il existe une autre scène du même acabit dans une paroisse voisine. L’église Notre-Dame de Bodilis possède, elle aussi, une sablière sculptée représentant une femme en lice avec un cochon ayant retiré la cheville d’un tonneau ! Mais, d’une part point de bonhomme représenté à Bodilis et d’autre part la dame est coiffée, ce qui laisse place à l’équivoque.
Une autre question se pose : pourquoi une telle “obscénité” dans un lieu sacré ? Pour y répondre, il faudrait considérer cet élément comme une pièce d’un grand puzzle dispersé sur les sablières. En interrogeant sur la cohérence de cette scène dans l’église Saint-Thomas, il est possible que nous apportions de l’eau au moulin de l’écrivain rennais Alexandre Pineux, dit Alexandre Duval (1767-1842), élu à l’Académie française en 1802, auteur de la pièce de théâtre Le naufrage ou les héritiers, qui fut représentée pour la première fois le 27 novembre 1796 à Paris. Il y contait le retour chez lui d’un marin de Landerneau que l’on croyait noyé. Bonne ou mauvaise surprise, ce retour inattendu provoqua la déconvenue des héritiers putatifs. “Oh, le bon tour ! Je ne dirai rien ; mais cela fera du bruit dans Landerneau.”