Mercredi 19 mai 2021, vers 17h30, Ouessant. Les voitures stationnent une à une en bordure de la petite route menant à Porz-ar-Lan. Conducteurs et passagers se dirigent vers le petit troupeau de vaches jersiaises qui attendent paisiblement l’heure de la traite. Si, sur le continent, l’image n’est pas si exceptionnelle, ici, à Ouessant, c’est presque un événement. En effet, de mémoire d’îlien, cela fait bien une quarantaine d’années qu’on n’avait plus vu de vaches sur le sol ouessantais, jadis terre agricole. Eh bien aujourd’hui, à l’initiative de la municipalité et du parc naturel régional d’Armorique, l’agriculture fait son grand retour. Outre le troupeau de bovins de Marie et Thomas Richaud, Charlène Créac’h mène ses brebis sur des parcelles au nord-est de l’île et Vincent Pichon a installé ses serres maraichères sur le terrain derrière l’ancienne école Sainte-Anne. Si l’initiative est relativement récente, ce nouveau circuit court de produits alimentaires fermiers et bio a déjà reçu un accueil très enthousiaste de la part de la population insulaire.
Comme sur d’autres îles bretonnes, la vocation agricole d’Ouessant fut longtemps une réalité bien ancrée et, certainement très ancienne, comme le rapportait Désiré Lucas, dans la revue Penn ar Bed de l’association Bretagne Vivante datée de juin 1963 : “L’étendue de l’île, sa topographie en plateau, la profondeur du sol qui dépasse souvent un mètre, son amendement facile, l’existence de nappes phréatiques et même de cours d’eau permanents et, enfin, la douceur du climat, tout la prédisposait à un défrichement précoce.” Cette omniprésence agricole se vérifie à la lecture des plans cadastraux du milieu du xixe siècle, comme ont pu le faire Gilles Couix et Iwan Le Berre, de l’université de Bretagne occidentale dans une parution éditée en décembre 1996, L’espace agricole à Ouessant du milieu du xixe à nos jours : organisation et évolution. “En 1844, trois modes d’exploitation sont répertoriés sur les contre-calques cadastraux : des pâtures, des terres labourables et des landes.” Dans le détail, “les pâtures étaient occupées par un important troupeau d’ovins et de bovins, essentiellement constitué d’espèces autochtones se caractérisant par leur petite taille”. Dans Penn ar bed, Désiré Lucas précise cette population animale pour l’année 1856 : “194 chevaux, 158 juments, 75 pouliches et poulains, 5 taureaux, 669 vaches et génisses, 700 porcs, 1 713 moutons, 4 190 brebis et agneaux.” Il note par ailleurs un “incroyable morcellement : l’île compte plus de 43 000 parcelles, ce qui réduit chacune d’elles à une superficie moyenne de 3,5 ares”. Selon les recherches de Gilles Couix et Iwan Le Berre, “les terres labourables, qui s’étalaient sur 781 hectares en 1850, fournissaient l’alimentation pour la population ouessantine, bien plus importante qu’actuellement (1983 habitants en 1846, 830 aujourd’hui). Les cultures étaient variées et comprenaient des légumes de plein champ (pommes de terre), des céréales (essentiellement de l’orge, blé), des légumes de jardin.” Dernier élément du paysage d’alors, les landes se composaient de deux types : la lande basse, autochtone, composée d’ajonc et de bruyère, et l’ajonc d’Europe, lande haute, non autochtone à l’île. Comme dans le reste de la Basse-Bretagne, rapportent Gilles Couix et Iwan Le Berre, “les landes étaient considérées comme des terres de grande valeur ; ainsi, dans le cadastre, la plus grande partie des landes à ajonc d’Europe était classée en terre labourable”.