Des îles au bord du monde
Tout à l’ouest du monde, les îles d’Aran sont trois cailloux pelés battus neuf mois sur douze par toutes les tempêtes de la création. Des îles celtiques, elles ont acquis la charge émotionnelle et le caractère mythique. Elles ont toujours fasciné. Les moines après les druides et les écrivains après les moines. L’immense Synge y connut une naissance spirituelle. Aujourd’hui, une communauté chaleureuse et enracinée y vit et persiste, contre vents et marées, à perpétuer des traditions et surtout à maintenir la langue du pays.
Inishmore, Inishmaan et Inisheer, à la découverte de l’archipel
L’archipel, qui exerce depuis des siècles une fascination sur l’esprit des hommes, est constitué de trois îles : Inishmore(1), “L’île grande” dans un irlandais qui décidément cousine avec le breton, Inishmaan, celle “du milieu” et Inisheer, celle “de l’est”, la plus petite qui est aussi la plus proche du continent. Trois – chiffre sacré symbolisant la perfection dans l’imaginaire celtique, trois cailloux battus par les vents d’ouest neuf mois sur douze, trois vaisseaux de pierre qui font face à Galway, au fond de sa baie, au massif karstique des Burren, dans le comté de Clare au sud, aux montagnes du Connemara au nord et à l’océan Atlantique à l’ouest. (…)
Une économie basée sur le tourisme
Le fantôme de Synge s’estompe. Que reste-t-il de cette vie “sauvage” que tant il aima et de ces aimables îliens dont il brossa le tempérament courtois, curieux et le courage ? Beaucoup sans doute, si l’on excepte Inishmore, où dès 1898, selon l’auteur de Deirdre des douleurs, le tourisme commençait à faire des ravages. Le tourisme, c’est sûr, est une des activités importantes de l’archipel. Comment pourrait-il en être autrement ? Déjà, Grall, dans les années 1960, y découvrit les lieux à bord de la carriole d’un guide du nom de Mike qui “dans l’exploitation du tourisme, avait ses complices”. Aujourd’hui, les voitures hippomobiles happent les voyageurs à peine débarqués. L’activité, plutôt rentable, permet de fixer une partie de la population sur l’archipel. Et à certains de ses enfants d’y revenir et d’y refaire souche. (…)
La langue, l’âme de l’archipel
L’archipel fascine toujours autant pour sa langue. Conservatoire de l’irlandais voici un siècle, il l’est toujours aujourd’hui. “
Ici, tout homme parle deux langues”, écrivait alors Synge. Ce qui n’était pas tout à fait exact. Si toute la population parlait alors l’irlandais au quotidien, nombre d’anciens étaient encore monolingues ou ne connaissaient que quelques bribes d’anglais. Un peu plus loin, il écrit : “Un peu après midi, comme je m’en revenais, un vieil homme à demi aveugle s’adressa à moi en gaélique, mais en général je fus étonné de voir les gens parler couramment et d’abondance une langue qui leur est étrangère.” Parfois, le constat est pire encore. Quelques jours après son arrivée dans l’archipel, et alors qu’il loge provisoirement au-dessus d’un pub, Synge affirme : “Comme les pêcheurs rentraient au cabaret qui est situé sous ma chambre ou en sortaient, j’entendais à travers les vitres brisées qu’un certain nombre d’entre eux parlaient toujours gaélique, bien que celui-ci paraisse tomber en désuétude parmi les jeunes de ce village.” Néanmoins la population insulaire accueille avec chaleur et une sorte de fierté l’intellectuel de la côte est qui vient humblement auprès d’eux apprendre la langue des ancêtres. Comme la plupart des visiteurs et des étrangers qui séjournent parmi eux, pour quelques semaines ou plusieurs mois, sont linguistes ou philologues, les îliens en viennent à déduire que l’apprentissage de l’irlandais est la principale occupation du monde extérieur. “Croyez-moi, dit un vieux de l’île à un auditoire médusé et réceptif, il y a peu de gens riches au monde, à cette heure, qui n’étudient pas le gaélique !” Exagéré ? Sans aucun doute. Reste qu’en cette fin de xixe siècle, qui a assisté au réveil des nations européennes en général et celtiques en particulier, l’irlandais suscite un intérêt grandissant chez les intellectuels, grâce en particulier aux efforts conjugués de la jeune Ligue Gaélique et du mouvement nationaliste. Si toute la population de l’archipel parle la langue des ancêtres, jusqu’à l’arrivée de l’auteur du Baladin du monde occidental, peu le lisent et l’écrivent. À ce tournant de siècle, les choses changent. On se réunit dans les chaumières pour lire les journaux et les livres en irlandais en provenance de Dublin. À propos d’une petite fille aux pieds nus venue lui apporter de la tourbe et un soufflet, Synge écrit qu’elle “savait l’irlandais parlé et qu’elle apprenait à le lire à l’école”. En pleine occupation britannique ? Étaient-ce des cours du soir, des leçons dispensées en dehors des heures scolaires ? L’Irlande n’a plus qu’une grosse vingtaine d’années à attendre pour accéder à un statut d’État Libre, à la suite d’une guerre d’indépendance âpre et cruelle. En 1922, de langue méprisée par le pouvoir colonial, l’irlandais accède au statut de langue officielle, et même de première langue officielle. Les îles d’Aran se retrouvent englobées dans de vastes zones où l’irlandais est parlé majoritairement au quotidien et protégé par la loi. Ce sont les gaeltachts, un nom qui désigne l’ensemble des personnes parlant irlandais, et qui sert à nommer les régions où la langue celtique est dominante.(…)