Le domaine de Trévarez accueille depuis peu, dans ses jardins, l’exposition “Roue Libre”, dix-sept portraits de résidents du centre d’accueil spécialisé de Ker-Arthur, à Châteauneuf-du-Faou, mis en scène par la comédienne Séverine Valomet et le photographe Éric Legret. En juin, d’autres photos seront exposées dans les rues de Châteauneuf. Retour sur la genèse d’un projet hors normes.

ACTE 1 – “Besoin de folie”

Les grandes idées, les belles histoires, naissent parfois d’une phrase gonflée à l’hélium. On est en septembre 2019, le troisième week-end du mois, à Poullaouën, petite commune rurale campée entre Carhaix et Huelgoat. Là, tous les ans, à la même période, des centaines de gens convergent pour se mettre à l’heure de la gavotte locale. Pas la crêpe dentelle qui craque sous la dent mais la danse, en chaîne, bras dessus, bras dessous, avec des youyous gutturaux qui sonnent comme des “Hir Hir”. Ambiance pèlerinage, robe à fleurs, marcel et gobelets consignés dans la poche arrière du jean. Ce week-end-là, Gwendal Le Coz a fait le déplacement. L’homme est en terrain hostile. Sa came, à lui, c’est la gavotte du pays Fisel, celle que l’on danse du côté de Rostrenen, en août, lors d’un festival. Amitiés protocolaires, diront les mauvaises langues ; visite de voisinage, avanceront les autres. Rien de tout ça. Poullaouën/Rostrenen, même combat quand il est question de partager ce qui tient les hommes debout : la culture populaire souvent sacrifiée sur l’autel des grands arbitrages budgétaires. Bref, il y est, entouré de copines et de copains d’ici et d’ailleurs, avec lesquels ils partagent un même amour du commun. On a dit ça, on n’a rien dit. Encore que, on a déjà écrit la vie et le brin de folie, puisque c’est de ça dont il s’agit. 

Au cours de la soirée, “Gwen” croise Yann Le Boulanger, le président de Dañs tro, l’association organisatrice de l’événement. L’homme de culture serre des pinces, embrasse des filles et commence à avoir des sueurs froides dans cette étuve qu’est devenue la salle des fêtes, pleine comme un œuf. “C’est de la folie…”, admet-il. Si ça continue, il lui faudra donner consigne aux bénévoles de refuser du monde aux entrées. Il ne le sait pas encore, cette remarquable édition est la dernière avant Covid-19. Aussi, parmi la foule compacte jouant des coudes pour se faire remarquer des chanteuses qui mènent la ronde, Gwendal a repéré Éric Legret. Depuis plus de 20 ans, le photographe débarqué de Paris documente la vie culturelle et les mouvements sociaux en centre-Bretagne. Indépendant, discret, fidèle, engagé pour le territoire, il a acquis un statut qui lui permet de promener partout son objectif même là où, d’ordinaire, les photographes et les journalistes ne sont plus les bienvenus. Rares sont ceux qui refusent de se faire tirer le portrait par l’homme au blouson de cuir. Au contraire. À Poullaouën, comme ailleurs, toutes générations confondues, ils ne savent plus quoi échaffauder pour flatter sa rétine. “Ça y est, j’ai ma photo d’Éric Legret !”, peut-on lire sur les réseaux sociaux. La consécration. Gwendal et Éric se saluent, échangent trois mots sur la dernière “grande édition” du festival fisel, se promettent de boire un verre ensemble plus tard, mais l’histoire ne va pas plus loin. Pour l’instant. Plus loin, en revanche, le danseur de fisel croit deviner la silhouette de Séverine “de la Quincaille”. Du moins, il reconnaît la fantaisie dans ses cheveux : de grosses fleurs rouges, à défaut d’un nez de clown.

La Quincaille, mitoyenne à la salle des fêtes de Poullaouën, est une maison pour les artistes, de bric, de broc, de têtes d’ours en peluche accrochées aux murs façon trophée de chasse sans chevrotine, de fripes et de fausses fourrures, d’où émergent des expressions poétiques. Comme son nom l’indique, le lieu est né sur les friches de l’ancienne quincaillerie qui a fait les beaux jours du bourg de Poullaouën quand les petits commerces de proximité avaient encore pignon sur rue. La gardienne du temple est la fameuse Séverine “de la Quincaille” qui, lorsqu’elle n’a pas de particule, a aussi un nom : Valomet. En 2004, après avoir roulé sa bosse pour des structures intervenant dans les domaines de l’éducation populaire et de la mixité sociale, elle tombe en amour pour la vieille bâtisse et pour ce que la mémoire des casseroles, des hameçons, des bas en nylon et des lampes à pétrole lui promet comme perspectives d’évasion et de création. Elle a 27 ans, des envies de jonglerie, de clowneries, de folie et d’endettement sur 20 ans. La Quincaille, c’est aussi le nom de la compagnie de théâtre professionnelle qui lui permet de produire ses spectacles. Ce soir-là, quand Gwendal croise sa route, l’éducateur spécialisé interpelle la professionnelle du théâtre de rue qui, avec des bouts de ficelles, des coquelicots dans les cheveux et une connaissance aiguë des problématiques du territoire, sème autour d’elle des graines de poésie pour ensuite moissonner bien plus que des sourires. Profitant d’une accalmie entre deux gavottes, l’homme la met à l’épreuve. “Je travaille dans une Maison d’accueil spécialisée (mas) pour adultes polytraumatisés, à Châteauneuf-du-Faou. Ma collègue Véro et moi, on tourne en rond. On veut proposer autre chose aux résidents. Ker-Arthur est un lieu de vie. Et la vie, c’est autre chose que trois repas par jour. On a besoin de folie… et donc, sans doute de toi. On peut tout faire, tout inventer, tu auras carte blanche.”  

Véronique Le Guillou, aide médico-psychologique en charge des animations au centre Ker-Arthur, est absente du cortège des bouffeurs de gavottes jusqu’à l’étourdissement. En revanche, elle est de mèche avec son collègue éducateur spécialisé. Poullaouënaise, elle connaît La Quincaille qui, lui semble-t-il, propose de l’insolite et de la poésie en milieu rural, là où la culture ne sonne pas toujours aux portes de sa population. Rarement elle a raté la fête des “Primeurs”, organisée chaque 1er mai par la petite équipe de bénévoles de l’ancienne boutique de bric-à-brac. En revanche, Véronique ne mesure pas encore les bénéfices d’une future collaboration sur la vie des résidents. À ce stade de l’histoire, malgré les efforts renouvelés pour diversifier ses ateliers, l’animatrice a seulement le recul des personnes sages pour juger les limites de sa pratique. Employée par la mas depuis son ouverture en 2000, elle a conscience d’être rentrée dans une routine de travail qui ne lui convient plus et qui peine à trouver écho auprès de son public. Les 43 résidents ont besoin de cotoyer de nouvelles têtes et de vivre de nouvelles expériences. Dans quelques mois, elle l’ignore encore, les habitants de Ker-Arthur seront confinés dans leurs chambres et le souvenir des fleurs de Séverine et de ses mots harponnés sera leur bouée. (…)

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