Paris, juillet 1900. Au milieu des travées de l’Exposition universelle, un homme, à la fois médecin et anthropologue, court d’un pavillon à l’autre, un phonographe sous le bras. Léon Azoulay espère profiter de l’événement pour enregistrer les voix des peuples du monde entier. C’est ainsi que, de passage sur le “Village breton”, il a gravé sur rouleaux de cire les plus anciens témoignages sonores de la langue bretonne.
Dans leurs petits coffrets de carton, des milliers de rouleaux de cire dorment dans les archives de la Bibliothèque nationale de France. La salle est climatisée, à température constante, pour préserver le fragile matériau. Mon guide, Pascal Cordereix, responsable du service son de la bnf, m’oriente vers le milieu de la salle. Là, sur plusieurs étagères métalliques, des rouleaux de cire gravés en breton se mélangent à un corpus en japonais, arabe, vietnamien, islandais, chinois, basque, bambara, berbère, dahoméen… Ce sont là des centaines de chansons et de contes enregistrés en 1900 par un pionnier de l’enregistrement sonore, le docteur Léon Azoulay.
L’Exposition du siècle
Revenons à cette année 1900. En juin, Léon Azoulay s’apprête à prendre la parole devant ses collègues de la réputée Société d’anthropologie de Paris. Il va leur présenter son grand projet de collecte de témoignages sonores, grâce à un nouvel appareil : le phonographe. Son ambition est grande. Il veut constituer une arche de Noé des langues du monde et, pour ce faire, compte bien profiter de la tenue de l’Exposition universelle qui lui apporte sur un plateau, dans un lieu unique, des représentants des peuples de tous les continents.
Tout Paris est alors en effervescence pour accueillir cet événement grandiose. “Pendant plus de six mois, du 15 avril au 5 novembre 1900, Paris et l’Exposition vont devenir, pour l’univers entier, le centre de la civilisation, la synthèse du siècle écoulé, le phare auroral du vingtième siècle”, peut-on lire dans le Guide-boussole : Exposition et Paris. Les pays y rivalisent de moyens pour impressionner leurs rivaux : des palais grandioses en stuc sont construits sur les principales artères de la capitale, au pied de la Tour Eiffel, et sur les quais de Seine. Pour accueillir les plus de 50 millions de visiteurs attendus, les gares ont été réaménagées et agrandies, et la première ligne du métropolitain est inaugurée. La construction du grand Palais et du petit Palais marque l’apogée de l’Art nouveau, tandis que des touristes du monde entier se massent dans les rues de Paris pour admirer le Palais de l’électricité, le cinématographe géant Lumière, profiter d’une balade sur un tapis roulant électrique, ou d’une virée sur une grande roue de cent mètres de diamètre.
Un musée phonographique des langues du monde
Léon Azoulay voit donc là dans cet événement international l’occasion rêvée de mener à bien son grand projet de collecte d’un “stock merveilleux d’échantillons des langues les plus disparates”. Bien que d’une riche famille, et lui-même médecin, il appelle à la générosité de la Société d’anthropologie pour se fournir le précieux matériel d’enregistrement sonore. Il encourage ses collègues de la Société à prendre le tournant de la phonographie et d’en tirer tous les bénéfices scientifiques. Léon Azoulay appuie particulièrement sur les avantages que peut en tirer la linguistique. Il détaille : “La phonétique, la prononciation des lettres, diphtongues, syllabes et mots, leurs flexions dans leur rencontre, leur accent, leur ton, le ton et l’accent général de la phrase, le timbre national, régional ou local, l’esthétique exacte de chaque parler, et quantités d’autres éléments essentiels, caractéristiques, héréditaires d’une langue, bref, ce qui la fait vivante, la linguistique l’ignore ou s’en fait une idée encore confuse. D’ailleurs, c’est à peine si elle devine l’extrême complexité du parler, et c’est à peine également si elle conçoit tous les arguments à tirer de la partie phonique des langues pour établir l’origine du langage, fixer les connexités des langues, les classer, trouver leurs éléments communs et dissemblables, et, par là, découvrir en quoi des langues, comme tout ce qui est organisé ou en provient, dépendent des conditions ambiantes.” Léon Azoulay appelle dès lors à la constitution “d’archives phonographiques pour les langues, les dialectes, les patois”, et assure que “le Folk-lore si intimement associé à la linguistique bénéficierait à un égal degré de l’enregistrement phonographique”. Avant de conclure : “Ainsi pourra-t-on sauver de la mort la voix des peuples eux-mêmes morts.”
Dans l’assistance on trouve Yves Guyot. Directeur de journaux et ancien ministre, le Breton est le président de la Société d’anthropologie, et par ailleurs beau-frère de Paul Sébillot, surnommé le “Prince du Folklore”. Séduit par le projet, il appuie l’initiative et écrit aux nombreuses délégations étrangères pour les avertir de la venue du médecin anthropologue. (…)