Pendant près de deux siècles, les marchands d’oignons de la région de Roscoff ont traversé la Manche pour aller vendre leurs précieuses denrées aux Britanniques. Dans des conditions difficiles, ces onion men se soumettaient chaque année, six mois durant, à un travail harassant.
L’âge d’or se déroula pendant la première moitié du xxe siècle. Il se comptait alors plus d’un millier de Johnnies. Après la Seconde Guerre mondiale, leur nombre diminua dramatiquement. Dans les années 1980, ils n’étaient plus qu’une trentaine. Pourtant, entre les décennies 1990 et 2010 à Cardiff, l’activité d’une compagnie forte de 6 hommes trouvait encore le moyen de battre son plein. Mais l’équipe allait être à son tour rattrapée par le déclin. En 2019, il ne restait que le master Patrick Mével et son fidèle botteleur Yann Le Corre. Contrariés par le Brexit, ils ont arrêté définitivement leur activité en février 2022, entraînant ainsi la disparition d’une corporation hors du commun.
Il fallait se rendre à Riverside pour rencontrer les deux vendeurs d’oignons, dans ce quartier populaire de Cardiff, à un jet de pierre de l’hyper centre flambant neuf de la capitale galloise. Leur pied-à-terre, au 164 de Ninian Park Road, était une bâtisse ancienne de deux étages ayant conservé son aspect d’ancien commerce. En entrant à l’intérieur, la vieille tapisserie sale, la table de travail en bois burinée, les tonnes de sacs d’oignons et l’accent breton des deux Léonards vibrant dans l’air donnaient l’impression d’être plongé dans une ferme bretonne des années 1970.
Afin de pouvoir documenter au plus près cet univers singulier sur le point de s’éteindre, j’avais proposé à Patrick Mével d’aller “chiner” avec eux. Ainsi, pendant trois saisons, j’ai suivi la vente au porte-à-porte de l’oignon rosé de Roscoff.
Une destinée professionnelle improbable
Patrick avait seulement seize ans à l’été 1975, lorsqu’il accompagna son grand-père Johnny à Cardiff. Le but de son voyage de deux semaines était de découvrir la Grande-Bretagne, mais il fut vite mis à contribution. Il s’essaya au bottelage, mais ne s’étant pas montré efficace, il se contenta d’attacher les deux tresses d’oignons que lui passait le botteleur, afin de terminer la confection du koublad (botte double), tâche qui lui valut un mal de dos et des ampoules aux mains. Il se souvient encore d’être allé à Chepstow pour la vente d’oignons et de trouver la ville étrangement calme. Et pour cause, c’était un jour férié ! Malgré cela, ils parvinrent à écouler toute leur marchandise, car son grand-père, surnommé à juste titre Roue ar boutikou, (“le roi des boutiques”), était un vendeur hors pair !
Son expérience d’onion seller aurait dû s’arrêter là. Le jeune Patrick ambitionnait en effet de devenir officier dans l’armée. Après avoir été admis en prépa Lettres supérieures au lycée Henri-iv afin d’y préparer l’école Saint-Cyr, il réalisa vite que “le groupe uniforme d’où ne dépasse aucune tête” n’était pas fait pour lui. Il se rabattit alors sur des études de géographie. Afin de financer son année universitaire, il décida de retourner vendre des oignons à Cardiff pendant l’automne 1979. Il demanda donc à son grand-père*, qui avait depuis peu arrêté sa carrière, de l’accompagner. Ce second séjour fut pour lui l’occasion d’apprendre à bien botteler mais aussi de comprendre les rouages du métier. Pour Patrick, qui n’avait jamais eu plus de 200 francs en poche, les 20 000 francs qu’il venait de gagner lui firent prendre conscience de l’opportunité économique que pouvait encore offrir cette activité. À son retour, il reprit le cours de ses études, avant d’abandonner la fac au bout de quelques mois. C’était décidé, il serait Johnny !