Autoportrait de William Turner, 1799.

Accoudé au bastingage du vapeur reliant quotidiennement le port de Brighton à celui de Dieppe, William Turner (1776-1851) fixe l’horizon. En cette matinée du 23 aout 1826, le peintre anglais y projette sûrement le voyage qu’il est sur le point d’entreprendre. Un voyage de neuf semaines au cours desquelles il parcourra 2 000 kilomètres, en Normandie d’abord, puis en Bretagne avant de remonter le cours de la Loire, de Nantes jusqu’à Orléans.

Les amarres viennent d’être larguées. Le bateau s’éloigne de la côte anglaise pour une traversée d’environ neuf heures. Sur le pont, comme à son habitude, William Turner est seul. Âgé de 51 ans, connu et reconnu, l’artiste a déjà atteint le sommet de sa carrière. Une carrière flamboyante qui débuta précocement à Londres sur les bancs de l’école de la Royal Academy. Parallèlement au classicisme de l’enseignement qu’il y suit avec assiduité, le jeune artiste commence à explorer le territoire britannique, de l’Écosse au pays de Galles. Un territoire jusqu’alors ignoré par les artistes de la génération précédente, davantage tournée vers le continent. Ainsi dès les années 1790, et ce jusqu’à la fin de sa vie, William Turner appréhende le voyage comme une méthode efficace pour accumuler des motifs, des scènes de vie et des paysages. Autant de matière première dont il se sert, de retour à l’atelier, pour réaliser ses huiles et ses aquarelles. En 1802, fraîchement élu académi-cien à 25 ans, William Turner profite de l’éphémère Paix d’Amiens entre la France et l’Angleterre pour franchir le Channel. Il se rend à Paris pour visiter le musée du Louvre, inauguré dix ans plus tôt, et y admirer les toiles baignées de soleil de Claude Gellée (1600-1682).
Sur le bateau, la côte française émergeant du brouil-lard, l’artiste s’empresse d’ouvrir un carnet pour recueillir ce qu’il voit. En représentant la silhouette de la ville de Dieppe, il commence sa moisson de croquis qui couvriront trois carnets ainsi que plu-sieurs feuilles volantes de vélin blanc et de papier bleu achetées avant son départ. Après avoir longé le littoral normand, le peintre est subjugué, au seuil de la Bretagne, par la vision féerique du mont Saint-Michel dont l’architecture pourtant massive semble flotter à la surface de cette baie capricieuse. À la recherche du meilleur point de vue, Turner attend que la marée reflue pour s’approcher du monument. Le cadrage de ses dessins indique qu’il garde à l’esprit les œuvres que son compatriote John Sell Cotman (1782-1842) avait réalisées au même endroit, cinq ans plus tôt. Entre l’objectivité du lieu visité et la subjectivité des œuvres qui le représente, l’artiste en voyage est le chanceux témoin de la superposition des strates qui composent le réel. (…)

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