La parution récente d’un Atlas des libellules de la Bretagne à la Vendée donne un formidable coup de projecteur sur ce groupe de magnifiques insectes. Ceux-ci occupent en fait une place très originale dans les traditions populaires bretonnes qui s’avèrent d’une grande cohérence et qui révèlent la persistance de racines très anciennes.
Les termes servant à désigner les libellules et les demoiselles en Bretagne (le terme de libellules sera privilégié pour la suite) sont d’une très grande richesse car ils ne s’arrêtent pas à la seule dimension descriptive. Ils dévoilent des fonctions symboliques complexes. Contrairement aux papillons qui ont une faible place dans les traditions populaires, les libellules sont de toute évidence bonnes à penser.
Le breton et le gallo, en plein accord avec un nombre considérable de dénominations populaires européennes, s’accordent pour associer l’aiguille, la dent, le serpent, le cheval et le diable. On trouve en 1633 la première mention de l’appellation la plus répandue en Basse-Bretagne, nadoz-aër, dans le Nomenclator de Guillaume Foulon, avec pour traduction un étrange “foulon”, terme qui, à l’époque, pouvait désigner un cauchemar. À la même époque, les monstres infernaux des tableaux peints (taolennou) illustrant les sermons des missionnaires chargés de raviver la foi des Bretons, présentent, comme l’écrivaient en 2003 Fañch Roudaut et Ronan Calvez, “les caractéristiques habituelles des dragons : des ailes crochues (ou alors des ailes d’insectes géants du type libellule), des pieds griffus, une queue de serpent”. Ces rapprochements ne peuvent que conduire à s’interroger sur les relations entre le discours de l’Église et les traditions populaires. Qui influence qui ? La libellule n’avait pas bonne réputation dans la société traditionnelle, comme le montrent non seulement les noms qui lui étaient donnés mais aussi la place qu’elle occupait dans les classifications populaires.
Dans son incomparable Dictionnaire de la langue bretonne, Dom Louis Le Pelletier écrit, en 1752, “nados aer” pour désigner “une mouche fort longue et déliée”. Une cinquantaine d’années plus tard, Pierre de Coëtanlem, qui recopie, amplifie et commente Le Pelletier, explique subtilement que les paysans “donnent souvent des noms analogues à leurs idées, ils se sont peut-être imaginés que le reptile et l’insecte […] avaient la propriété de percer ou de piquer comme des aiguilles et qu’ils étaient venimeux comme des serpents”.
La question se pose de savoir s’il s’agit d’une aiguille de l’air ou d’une aiguille-serpent. La note insérée par Eugène Rolland dans sa Faune populaire de la France (1877-1911) est inutilement réductrice : “M. Sauvé, savant celtiste, m’écrit que nadoz aer (aiguille-serpent) est la vraie forme et que la forme poétique nadoz aer (aiguille de l’air) semble être une méprise des littérateurs. Le paysan breton, ajoute-t-il, assure que la piqûre de la libellule est aussi dangereuse que celle du serpent et il ne manque pas d’ajouter que la méchante mouche n’a pas volé son nom.” En fait, il n’est pas exclu qu’un jeu phonétique subtil permette de suggérer à la fois que la libellule est une aiguille qui tient du serpent (naer dont le n tombe dans le nom composé) autant que de l’air (aer).
On peut assez facilement trouver des liens entre certains des noms utilisés et l’aspect ou le comportement des libellules. Leur corps évoquant une grosse aiguille, leur vol en allers et retours ainsi que la beauté de leurs ailes en font une couturière (le nom est noté en Haute-Saône, Jura et Nièvre pour la France). C’est d’ailleurs si vrai que, comme l’écrit Daniel Giraudon dans son livre Le Folklore des Insectes et autres petites bêtes, la libellule cousait les yeux des enfants (an nadoz-aer a wri an daoulagad) qu’elle surprenait près des mares et des étangs. Dans le pays rennais, cette capacité valait à l’insecte le surnom de “tire-z-yeux” selon Eugène Rolland. Notons qu’en Suisse alémanique et en Prusse, les libellules cousent la bouche des enfants qui crient trop fort et que les Britanniques la nomment devil’s darning needle, l’aiguille à repriser du diable. (…)