Près de la voie express qui mène à Saint-Nazaire, on découvre au loin, surgissant des marais de Brière, des squelettes de béton rappelant qu’ici est née au xixe siècle la sidérurgie sur l’eau. Les vestiges des Forges de Trignac, qui ont une forte charge mystérieuse, sont devenus au fil des ans un lieu prisé des photographes et des vidéastes. L’aspect tentaculaire de ces ruines nous incite à nous plonger dans le temps et l’espace, à l’époque où les hauts fourneaux briérons fonctionnaient à plein régime.
En 2024, ne subsistent que quelques éléments de ce vaste mécano industriel. Leur volume frappe le visiteur qui s’aventure dans ces lieux bien peu hospitaliers au premier abord. La tour à refroidissement du coke et l’unité de broyage du charbon, qui émergent encore en bordure du Brivet, nous rappellent qu’ici a été implantée pour la première fois une sidérurgie sur l’eau, une unité de production d’acier “hors sol” n’ayant ni charbon ni minerai de fer à proximité mais alimentée en matières premières par mer. Les spécialistes de la géographie industrielle ont beaucoup écrit sur le sujet en laissant dans l’ombre l’expérience bretonne. Pour mémoire, les Forges de Trignac s’inscrivent dans la longue tradition d’une sidérurgie ingénieuse au charbon de bois qui a débuté en Bretagne dès le xvie siècle. Cette saga technologique et humaine, qui s’éteint au cours du xixe siècle, est renouvelée au moment de l’aventure industrielle de l’estuaire de la Loire avec au départ en 1822 les Forges de Basse-Indre dont la création par des entrepreneurs de Cardiff constitue un cas très intéressant d’interaction entre des entrepreneurs gallois et nantais. En 1879, Trignac boucle le dispositif sidérurgique breton dans le sillage de la création des Forges d’Hennebont en 1860. Sur le plan technique, le site briéron sera piloté à ses débuts par nombre d’ingénieurs et de techniciens venus de pays passés maître dans le travail du fer : Belgique, Suisse et Allemagne. Le complexe industriel du pays nazairien est ainsi basé à l’aube du xxe siècle sur trois piliers : l’activité portuaire, la construction navale et la sidérurgie.
Les Forges organisent le paysage et marquent la mémoire collective
L’emprise des Forges sur le paysage trignacais est une réalité géographique. La rencontre de la brutalité de l’industrie lourde avec une nature encore sauvage et une communauté à dominante rurale vont profondément influencer la perception et les comportements sociaux des Briérons. Dans l’inconscient collectif, “l’Usine” a nourri l’imaginaire des habitants, comme le racontent les derniers témoins : “La coulée de la fonte dans la nuit se voyait à des kilomètres à la ronde. On pouvait lire son journal comme en plein jour.” On peut imaginer le pouvoir d’attraction sur les populations d’un tel phénomène dans cette étendue de marais à une époque où la télévision n’existait pas. Dans le silence de la Brière, tel un dragon qui crache une flamme intense, les hauts fourneaux trignacais ont marqué des générations de Briérons. Cette vue des Forges, par leur masse impressionnante (renforcée par sa forêt de cheminées dont certaines culminent à plus de 80 mètres), dans ce paysage sauvage, conditionne les esprits et la vie quotidienne. En 1923, dans son roman La Brière, Alphonse de Châteaubriant partage ses impressions avec les lecteurs en décrivant l’hiver dans les marais sous l’emprise du monstre industriel : “L’aspect de la Brière est spectral, quand à la chute du jour se déploie sur ce blanc suaire le rouge de Trignac.” Les nombreux accidents survenus aux Forges ont aussi participé au mythe des lieux. Deux témoignages parmi des dizaines d’autres recueillis par les bénévoles de la Maison du Patrimoine de Trignac montrent combien les locaux ont pu être marqués durablement par l’usine métallurgique : “Il y a eu une explosion au fourneau, un ouvrier a sauté en l’air et a traversé l’usine pour tomber dans le jardin de la Margot. Il était mort !” “La vie d’un homme comptait pas beaucoup. Il y en a qui sont tombés dans les hauts fourneaux, il n’y avait alors rien à faire.” Dans le même temps, les luttes sociales et la solidarité vont marquer les mentalités de cette population sans tradition ouvrière. La grande grève de 1894 aura un écho bien au-delà de la Bretagne avec la venue de ténors politiques comme Aristide Briand et Alexandre Millerand, ce dernier déclarant : “En venant en Bretagne nous irons de communes en communes porter la bonne parole jusqu’à la conquête définitive de la presqu’île bretonne par le socialisme.” On va retrouver Trignac dans le cercle des villes fondatrices de la Fédération socialiste de Bretagne, qui, à la charnière du xixe et xxe siècle, tentera de créer un socialisme breton original.