Près de deux années après la mise en place du Brexit et après moult et houleuses négociations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, le “protocole sur l’Irlande du Nord” signé en janvier 2020 est parvenu à éviter la mise en place d’une frontière physique entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. De part et d’autre d’une frontière invisible, personne n’était en effet en faveur du retour à la “hard border” d’avant 1998 que les autorités d’Irlande du Nord et la population se sont appliquées à faire disparaître depuis la fin des Troubles – le conflit nord-irlandais. Cependant, même si le protocole sauve en quelque sorte les apparences géographiques, le Brexit est lourd de conséquences sur la vie des Irlandais. Rencontrés tout le long de la frontière entre les deux Irlandes, les frontaliers apportent un éclairage sur les implications de cette nouvelle donne au jour le jour, qu’elles soient d’ordre politique, économique ou sociale. Au-delà de la frontière physique, leurs témoignages, leurs histoires et leurs inquiétudes recueillis entre juillet 2018 et septembre 2022 permettent de dresser un tableau d’une Irlande partitionnée depuis 100 ans et de plus en plus tentée par la possibilité d’une seule île.
À l’origine de la frontière
Juin 2016. Les Irlandais du Nord votent en majorité (56 %) contre le Brexit. À l’exception de l’Écosse, le reste du Royaume-Uni se prononce pour. Très vite, la question se pose : que faire de cette frontière entre les deux Irlandes que l’on s’applique à effacer depuis la fin du conflit nord-irlandais ? Non seulement, elle sépare l’Irlande du Nord de la République mais aussi le Royaume-Uni de l’Union européenne – sa seule frontière terrestre avec Gibraltar. Des inquiétudes naissent sur le possible retour d’une “hard border”, une frontière militarisée. Mais cette option apparaît très vite inenvisageable compte tenu de la géographie des lieux. Car ici la frontière n’est pas une simple ligne droite, bien au contraire… Elle court sur 500 kilomètres en suivant les limites de mosaïques de comtés dont la création remonte au xviie siècle, longe de nombreux cours d’eau. Et plus de 270 routes la traversent, parfois même à plusieurs reprises !
“La frontière date de la partition de l’Irlande en 1921 suite à la fin de la guerre d’indépendance. Au sud, l’État libre d’Irlande a été créé le 6 décembre 1922 et l’Irlande s’en est séparée le lendemain pour rester au sein du Royaume-Uni”, déplore Declan Murphy, responsable du parti politique Sinn Féin à Dundalk, une ville frontalière du County Lough au nord-est de la République d’Irlande. Declan en profite pour revenir sur la création de ce nouvel état libre qui, en 1937, a pris officiellement le nom d’Irlande, Éire en gaélique : “Au début du xxe siècle, la résistance contre les Anglais et la colonisation britannique ce sont matérialisées par la création d’une organisation baptisée Sinn Féin (“nous-mêmes” en gaélique). En 1918, lors des élections générales britanniques, le Sinn Féin devient majoritaire en Irlande. Ses 73 députés refusent de siéger à la Chambre des communes et fondent le Dail Éireann, Parlement de la nouvelle République irlandaise, que les Britanniques jugent illégal. Leur réponse est brutale. Pour beaucoup d’Irlandais, il n’y a plus qu’un moyen de résister : prendre les armes.” L’ira (Irish republican army) voit alors le jour. C’est le début de la guerre d’indépendance qui va sévir jusqu’en 1921 et déboucher sur la création de l’État libre d’Irlande dont se détachent 6 comtés d’Ulster fidèles à la couronne. En 1922, la guerre civile déchire le nouvel État, opposant ceux qui se satisfont de la situation aux partisans d’une île unifiée. (…)