Détecté dans les Alpes en 1992, le loup n’a cessé depuis d’étendre son territoire, bénéficiant même de l’apport des populations du nord-est de l’Europe. Quarante ans plus tard, il est arrivé en Bretagne et la chronique de son retour mérite d’être relatée pour ce qu’elle nous dit du loup et des Bretons. C’est l’occasion d’interroger l’image qu’en donnent aussi bien les travaux des historiens d’aujourd’hui que le témoignage des paysans d’hier.

Les réalités du présent et du passé

Si l’arrivée, en 1992, de loups italiens en France n’avait été annoncée par personne, il n’en a pas été de même en Bretagne où les naturalistes ont très tôt prévu un retour.

Dès 2004, dans le livre Quand on parle du loup en Bretagne, puis, en 2015, dans l’Atlas des mammifères de Bretagne réalisé par le Groupe mammalogique breton, on pouvait lire ces lignes sans ambiguïté : “Il n’est pas exclu que, dans les années qui viennent, des loups en recherche de territoires favorables arrivent en Bretagne. N’oublions pas que, d’ores et déjà, les têtes de pont de l’espèce sont à une distance de Rennes comparable à celle qui a été parcourue par des loups de souche italienne parvenus dans les Pyrénées orientales.” Parfaitement conscients des enjeux liés à cette arrivée plus que probable, les deux grandes associations naturalistes couvrant la Bretagne historique, Bretagne Vivante et le Groupe mammalogique breton, ont constitué, en janvier 2020, le Groupe Loup de Bretagne (www.loup.bzh). Philippe Defernez, un de ses membres actifs, raconte : “Les premières initiatives ont été prises dans deux directions : d’une part en écrivant en juin 2020 aux directions régionales de l’environnement, de l’aménagement puis, en janvier 2021, aux préfets des régions Bretagne et Pays de la Loire ; d’autre part en prenant contact avec des éleveurs. Dans les deux cas, il s’agissait d’alerter sur la nécessaire anticipation de l’arrivée du loup et de proposer de développer des supports d’information adaptés aux spécificités régionales – les animaux d’agrément sont très présents. La priorité doit être donnée à la mise en œuvre des moyens de protection des troupeaux, non pas à l’élimination des loups. Si l’administration n’a pas répondu, il n’en fut pas de même des éleveurs qui, pour certains, avaient déjà engagé une vraie réflexion encouragée par la Confédération paysanne. Des rencontres très positives ont pu avoir lieu.”

Un retour annoncé

Depuis 2019, de sérieux indices avaient de quoi alerter. D’une part, vers l’est, un jeune loup, italo-alpin selon l’étude génétique réalisée alors, a séjourné dans le Pays de Bray, en Normandie, de novembre 2019 à février 2020, puis deux signalements ont été faits, le 14 août 2021 au Mesnil-en-Ouche, dans l’Eure, et le 19 novembre 2021 à Sully, dans le Calvados. D’autre part, vers le sud, le cadavre d’un loup mâle, de toute évidence victime d’une collision avec une automobile, a été découvert à Saint-Brévin-les-Pins, en Loire-Atlantique, en octobre 2021. Pas de quoi hurler “Vous êtes cernés !”, mais deux bonnes raisons pour considérer que l’arrivée de “disperseurs” devait être prise au sérieux. “Disperseurs” ? Ce terme qui ne désignait que “les outils servant à disperser des objets ou des liquides” s’est banalisé depuis qu’il sert à désigner les jeunes loups qui, généralement au cours de leur deuxième année de vie, quittent la meute qui les a vus naître. Ce phénomène naturel explique la progression des loups en France : les louvards peuvent parcourir plus de 50 km par nuit pour trouver un territoire disponible et un partenaire pour fonder une nouvelle meute. (…)

Une histoire à recomposer

Malgré des évaluations pouvant impressionner au premier abord, la prédation exercée autrefois par les loups sur le bétail et sur les humains doit être ramenée à ses justes proportions. De même, l’idée répandue par des chercheurs que la peur du loup serait le sentiment dominant dans la société rurale traditionnelle ne résiste pas à un examen méthodique des témoignages.

Ce retour du loup a bien sûr été l’occasion de rappeler l’époque à laquelle il était encore bien présent en Bretagne. Un véritable jeu de piste pour retrouver la trace du “dernier loup” tué a agité certaines rédactions. Les archives préfectorales et les mentions dans la presse locale permettent de suivre la rapide extinction de l’espèce au fil des dernières années du xixe siècle. Dans un contexte général de défrichage des landes où ils vivaient, c’est la très forte augmentation des primes allouées à partir de novembre 1882 pour leur destruction et l’emploi de la strychnine qui mettent fin, pour la Bretagne, à des millénaires de cohabitation. Tout bien vérifié, le dernier loup pour lequel on dispose d’un article de presse détaillé (Le Journal du dimanche), et même d’un dessin, a été tué après être tombé dans une fosse de 7 mètres de profondeur creusée sur les pentes du Ménez Hom, aux environs de Dinéault. Quant à la dernière observation, elle concerne, trois ans plus tard, un loup boiteux errant dans le sud des monts d’Arrée et attesté par trois témoignages indépendants.

Des loups et des moutons

Si l’on en croit la majorité des informations relayées par la presse, l’iconographie classique, les fables, et les plaintes conservées dans les archives, il semblerait que l’alimentation des loups soit essentiellement constituée de moutons, de brebis et d’agneaux. Pourtant, les chiffres disponibles permettent de largement relativiser l’action des prédateurs sur le cheptel domestique et des historiens rigoureux en ont mesuré la part réelle. En ce qui concerne la France, au début du xixe siècle, a. et n. Molinier ont avancé dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine (1981) que les loups prélevaient environ 100 000 ovins, soit 0,3 % du cheptel total et donc une moyenne de 20 moutons par an et par loup adulte en admettant un prélèvement uniforme. De son côté, dans sa thèse sur l’Écologie historique du loup (1988), François de Beaufort estimait la prédation sur les ovins à 0,3 % en 1839, après avoir été de 6,6 % en 1786 et de l’ordre de 10 % vers 1600. Compte tenu de la taille de la majorité des moutons élevés à l’époque, force est de reconnaître que c’était très loin de couvrir les besoins alimentaires de l’espèce. En ce qui concerne la Bretagne, on dispose d’une statistique assez fiable sur le nombre de moutons présents dans la province en 1733 grâce au mémoire de l’intendant Jean-Baptiste des Gallois de La Tour. Ce dernier évalue le cheptel ovin à 267 657 têtes avec de grandes disparités locales. La Bretagne ne représente alors qu’environ 1 % du cheptel ovin français et si on applique le pourcentage de prélèvement de 6,6 % proposé par f. de Beaufort, on constate que les loups prenaient en moyenne 13,5 moutons par an et par paroisse au xviiie siècle, ce qui n’est pas négligeable. Toutefois, il faudrait pondérer ces chiffres en tenant compte du fait que la moyenne nationale est influencée par ce qui se passe dans les provinces où les ovins sont très présents et constituent de grands troupeaux. Le petit élevage paysan tel qu’il se pratique majoritairement en Bretagne, avec juste quelques têtes pour produire la laine auto-consommée, est très probablement moins vulnérable. (…)

L’intégralité de ce dossier est à retrouver dans le n°259 d’ArMen.


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